Accueil » Talks » Bastien Beaufort de Guayapi : « On vote 3 fois par jour en choisissant ce que l’on mange »

Bastien Beaufort de Guayapi : « On vote 3 fois par jour en choisissant ce que l’on mange »

Co-fondatrice

Bastien Beaufort est Directeur adjoint de Guayapi, une entreprise familiale qui valorise des aliments issus de cueillettes sauvages en Amazonie et au Sri-Lanka.

Mis à jour le
bastien beaufort
✓ QUI SOMMES-NOUS ?
Une équipe éditoriale spécialisée en nutrition. Auteurs du livre Les aliments bénéfiques (Mango Editions) et du podcast Révolutions Alimentaires.

SOMMAIRE

Également Docteur en géographie et coordinateur de Slow Food France, il nous explique comment une alimentation bonne, propre et juste contribue à la restauration des écosystèmes et l’émancipation de peuples autochtones.

Peux-tu nous présenter Guayapi et ses valeurs ?

Guayapi est une société commerciale créée par ma mère, Claudie Ravel, en 1990, et qui a pour vocation de sélectionner et valoriser des plantes issues de cueillettes sauvages en Amazonie et au Sri Lanka. Nous sommes une entreprise familiale, qui fête ses trente ans cette année, avec une équipe de douze personnes à Paris. Nous respectons trois critères fondamentaux : l’agriculture biologique, le commerce équitable, et la restauration de la biodiversité. 

Quels produits proposez-vous ?

Nous présentons ces plantes dans trois registres. Les compléments alimentaires ou super aliments, avec le Warana (nom que les Indiens Sateré Mawé donnent au guarana), la maca, ou le camu camu par exemple. Des cosmétiques naturels, et de l’épicerie fine. Ces produits sont distribués dans un réseau de 3000 boutiques spécialisées, biologiques et équitables.

Warana, maca urucum biologiques et équitables

Parmi vos critères fondamentaux, il y a le commerce équitable, comment mettez-vous cela en oeuvre ?

Nous avons un projet emblématique depuis 1993, le Projet Warana. On soutient à notre échelle les Indiens Satéré Mawé, qui sont un peuple d’Amazonie centrale du Brésil. Il y avait 6000 personnes au début du projet, et on en compte 18 000 aujourd’hui !

Ce peuple est déterminé à s’auto-gérer, via notamment le Consortium des Producteurs Sateré Mawé, avec qui l’on travaille et à qui on achète directement le Warana. Il représente 337 familles de productrices et producteurs.

Famille de producteurs Satéré Mawé et Bastien Beaufort

Qu’est-ce que le Warana ? Quelle est la différence avec le guarana ?

Il s’agit de la même plante, la plante sacrée des indiens Satéré Mawé. Warana est le nom traditionnel. Ça signifie “le principe de la connaissance” dans leur langue, et c’est une appellation d’origine contrôlée au Brésil. C’est un puissant dynamisant physique et intellectuel, non excitant, que Guayapi a mis sur le marché dès les années 1990, aux côtés d’autres plantes que proposent les Indiens aujourd’hui, car ils ont diversifié leur culture.

Slow Food, le mouvement dont je parlerai plus tard, reconnaît notre Warana comme Sentinelle : un aliment à préserver face à la menace de l’industrie des sodas, qui utilise le guarana.

Amérindiennes Sateré Mawé dans un site de Waranà sauvage en Amazonie centrale du Brésil 

Tu parlais de cueillette sauvage ? 

Oui, nous faisons de la cueillette sauvage, dans ce qu’on appelle les jardins forêts. Je te donne un exemple. Au Sri-Lanka, nous sommes associés avec une famille sur un projet d’éco-tourisme. Il s’agit de 20 hectares de terres dans les montagnes du centre qui étaient une ancienne monoculture de thé. Il faut rappeler ici que le thé avait été introduit par les anglais au Sri-Lanka. C’est un produit colonial ! Nous avons restauré l’écosystème original, avec des écologistes, et obtenu la certification que l’on utilise pour nos produits, FGP “Forest Garden Products”

Site d’éco-tourisme en Forêt Analogue Eco Lanka au Sri Lanka

Ce label garantit non seulement l’origine biologique, le critère socio-économique du commerce équitable, et aussi les fameux critères de biodiversité dont je parlais au début. C’est à notre sens la certification la plus aboutie au niveau mondial car il faut savoir qu’aujourd’hui, il existe presque 400 organismes de certification biologique. Mais quant il s’agit de biodiversité, c’est beaucoup plus compliqué de trouver des compétences !

Comment parvenez-vous à restaurer la biodiversité des écosystèmes dans lesquels vous prélevez les plantes ?

Comme je te le disais, notre projet au Sri-Lanka est une ancienne monoculture de thé. Nous avons restauré l’écosystème dégradé avec la technique de foresterie analogue (Analog Forestry en anglais), conceptualisée et mise en pratique à partir des années 1980 par le Docteur en écologie des systèmes Ranil Senanayake. 

Schéma de la Foresterie Analogue

Le but, c’est de restaurer des écosystèmes en imitant la forêt et la nature. C’est une  sylviculture qui imite les fonctions écologiques et les structures architecturales des forêts matures d’origine. C’est la méthode la plus aboutie ! Elle existe depuis 40 ans au Sri-Lanka et à présent elle est mise en place sur tous les continents. 

Cela prend combien de temps pour restaurer un écosystème avec la foresterie analogue ?

Dans un design de forêt analogue, au bout de seulement 7 ans l’éco-système commence à agir comme une forêt, en terme de services éco-systémiques c’est-à-dire : production d’oxygène, séquestration de carbone, micro-habitat pour les animaux, lavage de l’eau, etc. Et au bout de 15 ans, on a déjà un système qui agit comme une forêt mature, stable (on parle alors d’état climacique de la forêt).

Ce que la nature sans la main de l’homme mettrait plus d’une centaine d’années à restaurer, avec la forêt analogue, on l’obtient en seulement 15 ans. C’est visionnaire !

A cause des incendies, l’Amazonie brésilienne a connu son pire mois de juin depuis 13 ans. Selon toi, quelles sont les principales causes de la déforestation en Amazonie ?

Pour moi il y a une triple menace. D’abord la menace du capital agro-industriel : c’est  la première cause de déforestation en Amazonie. On transforme la forêt en monocultures, à tel point qu’aujourd’hui 25% de la forêt y est affectée.

Deuxièmement, le gouvernement actuel de Bolsonaro. Il a libéré et déchaîné encore davantage ces agressions extérieures et les invasions de territoire. Et il est ouvertement anti-indien.

En troisième lieu, on voit la Covid-19 arriver en Amazonie. Au Brésil, l’épidémie est complètement hors contrôle. Manaus, la capitale de l’état Amazonas, est la deuxième ville la plus touchée du pays. Le virus arrive dans les communautés. Chez les Indiens Satéré Mawé, il y a déjà des morts, et la situation est très très grave.

Une question que doivent se poser les consommateur.rice.s : est-ce que le fait de développer ces projets de forêts analogues compense l’empreinte carbone d’un aliment qui vient de loin ?

Effectivement, c’est une question qu’on nous pose souvent. “L’empreinte carbone”, déjà, est un principe bien flou. Mais clairement, la qualité environnementale ou même sociale d’un produit n’a pas forcément de rapport avec le fait qu’il soit local ou non. On peut tout à fait acheter des produits français près de chez nous qui sont produits et façonnés dans des conditions déplorables ! A contrario, la Forêt Analogue séquestre beaucoup plus de C0² que peut en émettre le transport. 

Pour moi c’est une erreur de penser que le local c’est forcément mieux. Je suis provocateur en disant ça, mais c’est exactement ce que propose le Rassemblement National !

Consommer français, localiste, ce sont des idées dangereuses à la base : la culture et les richesses immatérielles reposent avant tout sur les échanges et le métissage et c’est important de le rappeler ici, parce qu’aujourd’hui il y a des dérives. Ça part de bonnes intentions : les gens s’interrogent sur leur manière de consommer et peuvent être angoissés par une déprise territoriale.

Alors bien sûr, nous devons reconstruire nos communautés locales, soutenir nos productrices et producteurs et redécouvrir la saisonnalité. Mais il ne faut surtout pas répondre à cette peur avec une réponse qui soit exclusivement localiste ou en se refermant sur soi.

Les enjeux sont globaux à présent, et l’Europe a aussi une responsabilité historique dans la colonisation. On a aujourd’hui des produits alimentaires, animaux ou végétaux, qui vont être nettoyés ou transformés au Maghreb, puis emballés en Europe de l’Est, avant d’être revendus en France. Exemples de produit “locaux” dont la transformation est complètement internationalisée : les crevettes, les tomates, les semences hybrides, la viande issue d’abattoirs industriels… C’est contre cela que nous devons lutter. Et non pas contre des produits bons, propres et justes qui soutiennent des populations autochtones amérindiennes.

La production est donc plus polluante que le transport ?

Les transports représentent 10 à 12% des émissions de gaz à effet de serre. C’est autant que l’industrie numérique. C’est un paradoxe intéressant, que nous utilisions les réseaux sociaux pour dénoncer les produits qui viennent de loin via un biais qui pollue tout autant !

L’industrie de l’aviation représente 2 à 3% seulement des émissions de gaz  à effet de serre. L’agriculture et les industries représentent au moins 40%. C’est le premier poste de pollution ! Ces chiffres proviennent du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

La pollution des produits ne dépend pas tant de la distance, du local ou du global, que de la manière dont ils sont produits.

Pour les aliments qui viennent de loin : s’ils sont issus de monocultures, c’est catastrophique. Si ce sont des produits qu’on peut substituer par des produits qui viennent d’ici, ça n’a pas d’intérêt non plus. Mais quand on a des produits cultivés dans des jardins forêt, qui stockent énormément de carbone, c’est une bonne chose. Par exemple, un arbre d’une forêt peut stocker jusqu’à deux tonnes de carbone par an. Un hectare de forêt primaire préservé en zone tropicale peut stocker jusqu’à 400 tonnes de Co2 par an.

Si le produit est bien fait, bon (pour les papilles et la santé), propre (pour la planète) et juste (pour le producteur), comme le Warana, emballé dans des emballages écologiques, le transport est largement compensé.

Il y a aussi la question des saisons et de la taille des circuits…

En terme de saisonnalités : moi j’adore les super aliments du monde entier et j’adore aussi les produits locaux faits par des petits producteurs européens, français, régionaux et surtout de saison.

Table-ronde sur l’écologie, les semences et la gastronomie des peuples autochtones du monde entier à la rencontre Terra Madre Giovani-We Feed the Planet de Slow Food (2015) qui a réuni 2500 jeunes agricultrices et agriculteurs de 90 pays à l’occasion de l’Exposition Universelle à Milan

Et ce n’est pas incompatible : les super aliments du monde entier viennent compléter notre alimentation par leurs saveurs, leurs bienfaits, enrichir notre régime alimentaire et notre gastronomie. La cannelle, le poivre, le cacao noble, le warana, l’açai, le camu camu… sont aussi des sources nutritionnelles importantes.

Et ce qui compte également, c’est la taille des circuits. Chez Guayapi on fait des circuits courts  à l’international. On achète directement au Consortium des Producteurs Sateré Mawé (représentant 337 familles de productrices et producteurs amérindiens Sateré Mawé) le Warana. Il faut rappeler que la proximité géographique ne signifie pas que la filière est courte !

Penses-tu que la montée des écologistes aux municipales va faire évoluer concrètement les choses ?

C’est une très bonne nouvelle ! On voit aussi la différence aux Européennes, il y a une vague verte et c’est une tendance sociétale de fond qui s’inscrit dans le futur de la planète. 

Il y a deux niveaux du politique selon moi. Il y a la politique des partis, qui fait qu’on va voter tous 5 ans. C’est une vision de la politique à l’ancienne. Elle a sa place, elle est légitime, mais il y a aussi selon moi la politique au sens noble, avec un grand P. 

Tous les jours, chacune de nos actions, chacun de nos actes, sont politiques : on vote trois fois par jour en choisissant ce que l’on mange !

Tu es co-Président de Slow Food Paris-Région, peux-tu nous parler du mouvement Slow Food ?

Slow Food est un grand mouvement alimentaire né en Italie il y a trente ans et présent aujourd’hui dans 170 pays. Il est né en réaction à la Fast Food. L’idée c’est de défendre une alimentation, bonne, propre et juste, comme je te le disais. 

Conférence des Jeunes Européens du Slow Food Youth Network à Terra Madre Giovani-We Feed the Planet (2015)

Nous défendons aussi la biodiversité alimentaire avec différents programmes, un réseau de cuisiniers durables, de petits paysans, d’universitaires… Nous menons de nombreuses actions et campagnes au niveau mondial. Ca mériterait une autre interview, car ce mouvement est peu connu en France ! Toute personne est bienvenue pour nous rejoindre !

Comment vois-tu l’alimentation dans le futur ?

C’est une question très difficile, je ne pourrais pas avoir la prétention de savoir comment on s’alimentera dans le futur. Ce qui serait le mieux, c’est de s’inscrire dans les mêmes valeurs que Slow Food : adopter une alimentation lente, équitable, qui répond aux besoins nutritionnels, dans le respect de la planète et sans gaspillage. Une alimentation équitable pour tout le monde.

Pour moi, il sera très important de remettre l’alimentation à sa place, centrale dans la société, et dans le respect des régions et leurs écosystèmes. La production agricole aujourd’hui est indécente et créé énormément de gaspillage. Je pense aussi qu’il faut réaffecter des espaces agricoles pour la restauration des écosystèmes d’origine.

Dans le futur, il faudra à la fois avoir des espaces urbains, mais beaucoup moins qu’aujourd’hui, et il faut que ces derniers soient plus végétalisés, plus naturalisés, y développer des projets de forêts urbaines, de potagers, qui créent du lien social, de l’emploi et de l’oxygène.

Ensuite, on devrait avoir des zones agricoles dans une perspective d’alimentation équitable comme je l’ai évoqué, quelques zones seront nécessaires pour la sylviculture (des plantations d’arbres pour le papier par exemple)… Mais je crois qu’il faudra surtout affecter une grande partie des territoires à la reconstitution des forêts d’origine avec la foresterie analogue, dans un but unique de restauration des écosystèmes, vitaux pour l’humanité. Les forêts et les sols riches sont tout de même nos systèmes de support de vie !

Une objection qu’on pourrait avoir : comment nourrir 8,8 milliards de personnes en 2100 tout en réduisant les territoires agricoles ?

Encore une fois, c’est une question qui malheureusement est biaisée par des propagandes agro-industrielles. Aujourd’hui on gaspille un tier à la moitié de la nourriture qu’on produit au niveau mondial. Cela représente 1,3 milliards de tonnes selon l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation chaque année

Un tiers voire la moitié de la nourriture que l’on produit ne finit pas dans un estomac mais dans une poubelle !

Le récit selon lequel il faut produire plus pour nourrir plus d’humains est un mythe inventé par les entreprises agro-industrielles pour vendre plus d’OGM et soit-disant développer des techniques plus performantes. Aujourd’hui on a assez sur terre pour nourrir 9 milliards d’humains ! 

La terre est assez généreuse pour répondre aux besoins de toutes et tous mais ne suffirait pas à l’avidité d’un seul.

On a une mauvaise répartition des ressources alimentaires, une inégalité d’accès, économique… Ce n’est pas du tout un problème de quantité mais de qualité, et d’affectation structurelle des ressources. Et l’éducation joue un rôle majeur : on doit éduquer à ces questions. Pour que les gens, au jour le jour, fassent des choix alimentaires plus conscients.