Nos assiettes en disent long sur nous. Sur notre histoire, nos croyances, nos goûts, nos conditionnements, mais aussi notre genre. Et la consommation de viande cristallise aujourd’hui beaucoup de fantasmes, à l’intersection du politique, de l’écologie, de la santé et des questions de genre. Qu’en est-il vraiment ?
Après avoir enquêté en mai 2020 sur l’alimentation des Français.es pendant le confinement, nous publions ce nouveau volet de notre observatoire, sur un sujet qui nous est cher puisqu’il a à la fois un impact sur notre santé et sur l’environnement.
« La viande est sans doute l’aliment le plus chargé symboliquement. Manger de la viande, c’est asseoir sa domination sur la nature. Ça a longtemps été le produit de la chasse, en opposition à la cueillette. La viande symbolise donc l’action, la force, l’énergie – des caractéristiques attribuées aux hommes (…) » reconnaît l’essayiste Nora Bouazzouni, auteure de Steaksisme : en finir avec le mythe de la végé et du viandard (éditions Nouriturfu) dans une interview donnée à L’ADN.
Les hommes consomment plus de viande que les femmes : 61,2 g par jour pour les hommes, 34,1 g par jour pour les femmes. Et la proportion de personnes qui consomment trop de viandes rouges par rapport aux recommandations officielles (on préconise de ne pas dépasser 500 g de viandes rouges par semaine) est quasiment deux fois plus forte chez les hommes (41%) que chez les femmes (24%).
C’est pour ces raisons que nous nous sommes spécifiquement penchés sur la consommation de viande des hommes en France.
L’étiquette de « viandard », un marqueur de droite ?
Les « viandards » sont-ils majoritairement de droite ? C’est ce que révèle notre enquête.
56% des hommes interrogés s’auto-qualifient de « viandards », et 54 % des hommes s’auto-qualifiant de « très viandards » se positionnent idéologiquement à droite, ou à l’extrême droite.
40% d’entre eux sont des consommateurs quotidiens de boeufs.
Le point de vue de François Kraus de l’ifop
Pour les hommes influencés par des discours identitaires valorisant ce symbole par excellence de force et de puissance, revendiquer son goût pour la viande peut être interprété comme une forme de rejet d’un « politiquement correct alimentaire » qui, à leurs yeux, remet en cause à la fois la « tradition viandarde » de leur territoire et la « virilité » des hommes attachés à un patrimoine culinaire très carné.
Fréquence de consommation, sensibilité politique et féminisme
Diriez-vous que vous mangez de la viande sans jamais vous soucier de la fréquence à laquelle vous en mangez ? 41% des sondés répondent positivement à cette question, et ce chiffre monte à respectivement 54% et 53% chez les partisans du Rassemblement National et de Reconquête.
14% des sondés déclarent essayer d’en consommer le moins possible. Chez les hommes ayant glissé dans l’urne un bulletin Europe Écologie Les Verts au 1er tour des élections présidentielles de 2022, ce chiffre monte à 27%.
Cependant, seuls 32% des hommes « très féministes » mangent de la viande « sans se soucier de la fréquence ».
« Vous mangez de la viande…mais sans jamais vous soucier de la fréquence »
« Vous mangez de la viande…mais vous essayez d’en manger le moins possible »
Le point de vue de François Kraus de l’ifop
Dans un régime alimentaire masculin encore largement dominé par le « dogme carniste » – à
peine 1% des hommes se dit végéta(r/l)ien –, modérer sa consommation de viande apparaît comme un réflexe très marginal en dehors de la frange la plus écolo-progressiste de la gent masculine : les Français semblant globalement peu sensibles aux discours dénonçant les méfaits d’un régime hyper carné sur l’environnement et la santé.
Le dogme carniste domine encore très largement le régime alimentaire des hommes
Le carnisme est un concept développé par la psychologue sociale et auteure Mélanie Joy. Il se réfère à une idéologie dominante, selon laquelle nous n’avons pas conscience que nous choisissons (dans les pays développés) de manger de la viande sans nécessité physiologique.
Cette idée reçue selon laquelle il faudrait manger de la viande tous les jours (pour des raisons nutritionnelles, pour être en bonne santé…) paraît tenace. Ainsi, à la question « en temps normal, à quelle fréquence mangez-vous de la viande (ex : bœuf, porc, veau, volaille, charcuterie…) ? » 25 % des sondés répondent tous les jours ou presque et 27 % 4 à 5 fois par semaine.
En tête des viandes consommées par les hommes français : la volaille avec 87% de consommation hebdomadaire, le boeuf avec 79% et le porc avec 76%.
En temps normal, à quelle fréquence mangez-vous de la viande ?
Au cours des 7 derniers jours, à quelle fréquence avez-vous mangé…?
Le point de vue de François Kraus de l’ifop
Dans un régime alimentaire masculin encore largement dominé par le « dogme carniste » – à
peine 1% des hommes se dit végéta(r/l)ien –, modérer sa consommation de viande apparaît comme un réflexe très marginal en dehors de la frange la plus écolo-progressiste de la gent masculine : les Français semblant globalement peu sensibles aux discours dénonçant les méfaits d’un régime hyper carné sur l’environnement et la santé.
Les gros consommateurs de viande rouge adhèrent beaucoup plus aux stéréotypes sexistes
L’Ifop s’est penché sur le profil des hommes consommant quotidiennement du boeuf, en particulier sur leur degré d’adhésion aux stéréotypes sexistes selon différentes catégories : culture du viol et tolérance aux violences sexuelles, vision misogyne des rapports de genre au sein du couple, vision misogyne de la place des femmes dans la société, conception « traditionaliste » de la famille, attitude misogyne dans les rapports de genre au sein du couple.
47% des consommateurs quotidiens de boeufs sont d’accord avec l’affirmation « Dans un couple, il est normal que la femme effectue plus d’activités ménagères que l’homme », contre 16% hommes n’en mangeant pas, ou une fois par semaine.
4% des français adhèrent à tous les stéréotypes sexistes ci-dessous. Ce chiffre monte à 10% des hommes se positionnant très à gauche et 20% des chasseurs.
Par ailleurs, 40% des hommes adhérant à la dizaine de stéréotypes sexistes testés par l’Ifop mangent du boeuf « tous les jours ou presque ».
Personnellement, êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec chacun des affirmations suivantes ?
Le point de vue de François Kraus de l’ifop
Au regard de ces résultats, la consommation intense de viande rouge peut être interprétée comme une volonté de « faire genre » chez des hommes voyant dans l’ingestion d’une « nourriture d’homme » un moyen de remplir socialement leurs rôles de genre : leur logique étant qu’ils renforcent leur masculinité en ingérant les propriétés viriles d’un aliment encore très codés socialement comme masculins. Or, cet état d’esprit va de pair avec un système de pensée profondément misogyne dans sa vision des rapports de genre.
La barbecue, une pratique à déviriliser ?
78 % des hommes interrogés s’occupent plus souvent du barbecue que leur conjoint.e.
46% des hommes partagent l’idée selon laquelle ils s’occupent mieux du barbecue que les femmes. Ce chiffre monte à 66% chez les gros consommateurs de boeuf.
Fait intéressant pour l’avenir : une majorité des hommes français, 62%, juge nécessaire de déviriliser la consommation de viande cuite au barbecue.
Quel membre du ménage se charge de s’occuper du barbecue, de la plancha, des grillades etc. ?
Le point de vue de François Kraus de l’ifop
Au regard de cette étude, on ne peut que constater le hiatus existant entre la surréaction des
réseaux sociaux aux propos de Sandrine Rousseau et la réalité d’une opinion masculine beaucoup plus nuancée sur le sujet, notamment parce que nombre d’hommes – y compris de droite – admettent la nécessité de remettre en cause ce « totem viril » que serait le barbecue…
L’indicateur d’hyper-sexisme : 67% des français adhèrent à au moins un des 10 stéréotypes sexistes
Au final, l’analyse du profil des hommes « hyper-sexistes », c’est-à-dire qui adhèrent à tous les stéréotypes sexistes testés par l’Ifop (4% des hommes), confirme l’idée selon laquelle un régime alimentaire hyper-carné va souvent de pair avec une vision conservatrice de la place de la femme dans la société.
On récence ainsi un taux élevé d’hommes « hyper-sexistes » dans les rangs des chasseurs (20%), des gros consommateurs de gibier (20%) et de viande de bœuf (15%).
Le point de vue de François Kraus de l’ifop
Si le rapport général à la viande peut se traduire par une vision du monde (« Weltanschauung ») particulière (cf végétariens / flexitariens), il n’est pas suffisamment discriminant pour influencer sur le degré de conservatisme sociétal des Français. En revanche, la (sur)consommation de viande rouge ou de gibier, surtout lorsqu’elle est associée à certaines caractéristiques socio-culturelles (catégories populaires, ruralité, faible niveau d’éducation…), va de pair avec un rapport très conservateur aux femmes, au monde et à la planète. Attention, affirmer qu’un amour immodéré pour la « barbaque » serait intrinsèquement lié à un sexisme débridé serait un raccourci trop facile, contredit par cette enquête qui montre notamment un nombre élevé d’hommes à la fois amateurs de viande et hostiles au sexisme. Mais dans certains milieux populaires, ruraux ou identitaires, afficher son goût pour ce symbole de force et de puissance est bien l’expression d’une forme de masculinité hégémonique, répondant sans doute à un besoin d’afficher symboliquement une virilité souvent mise à mal par un relatif échec social.